dimanche, février 11, 2007

Rencontres du neuvième type

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Rencontres du neuvième type (Épisode II

Le ciel se voile et la température remonte au dessus des -20. Cela fait des jours
que je n’ai pas mis le nez dehors! Je décide d’aller prendre l’air. Je tourne le dos
au lac pour me diriger vers la forêt. Je m’engage sur un sentier de motoneige déserté.

Je pénètre dans la forêt. Je me réchauffe un peu. Tout est silencieux. Malgré moi,
j’entrevois un arbre non loin du sentier qui, d’un coup, m’intrigue. Je m’arrête.
Une puissante attraction me pousse à sortir du chemin pour m’approcher de cet
arbre à l’écorce déchiquetée. Sans m’en rendre compte, je m’enfonce dans la
neige. J’arrive au pied de cet arbre. Son tronc est constellé de dizaines de trous
plus ou moins gros. C’est étrange. Est-ce une cité d’écureuils? Depuis quand est-
ce que les écureuils vivent en troupe?

Je tends la main vers l’une de ces cavités. Mes doigts accrochent quelque chose de lisse que j’agrippe. Je retire mon poing fermé pour l’ouvrir à l’air libre. Je découvre une petite bourse de cuir. Ma curiosité l’emporte sur ma raison et je délie le nœud qui ferme cette étrange bourse. Aussitôt, une fumée opaque s’échappe. Mes oreilles bourdonnent. Je sens tout mon corps s’engourdir. La fumée se dissipe alors pour révéler une créature nonchalamment appuyée contre le tronc de l'arbre. Je ne peux plus bouger. Je crois la reconnaître. Moitié homme moitié arbre, elle me regarde de ses deux orbites taillées à la hache. Sa bouche aiguisée s’ouvre pour me parler. Collée à la neige, je n’ai plus conscience de mon corps. J’entends sa voix rauque résonner au creux de ma tête.

- Long time no see. Je t’attends depuis plusieurs semaines…

Frustrée, je le regarde sans penser l’ombre d’une parole. Il poursuit :

- Tout comme lors de notre dernière rencontre, tu peux communiquer télépathiquement avec moi. Tu n’as qu’à penser à ce que tu veux dire et je t’entendrai parler comme si tu le faisais à voix haute…

Butée, je force le silence dans ma tête. J’essaie de me déplacer mais je suis incapable de bouger une seule parcelle de mon corps. Il continue :

- Tout comme l’autre fois, j’ai altéré ta réalité en te décalant de ta dimension réelle. Tu ne peux rien y faire! Tant que nous n’aurons pas discuté, tu ne pourras pas en sortir! Ainsi est le sort que je t’ai jeté.

- Tu m’énerves!
- Ah! Ça y est tu te décides?
- Je ne décide rien du tout! Qu’est-ce que tu me veux encore?
- Je suis revenu te proposer un nouveau deal
- Ouais, t’as de l’espoir…
- En effet. J’ai toujours de l’espoir sinon comment pourrais-je passer l’éternité à me dédier à ma tâche?
- Bof, je m’en fous un peu! Mais puisqu’on en est là, rafraîchis moi la mémoire, c’est quoi ta job encore?

Ses minuscules doigts de brindilles farfouillent l’intérieur de son costume pour en ressortir une minuscule carte qui scintille sous la lumière du jour. J’observe sa bouche de bois s’ouvrir et se fermer sans faire un seul son.

- Je suis un agent secret du bureau IMD, "Interspirit Mental Divisions". C’est moi qui suis responsable de ton dossier.
- Ah parce qu’en plus j’ai un dossier, vraiment je suis gâtée!
- Tu sauras pour ta gouverne que le Bureau n’oublie jamais l’un de ses cas. Lorsque tu as été contactée une fois, il est fort probable que tu le seras de nouveau au cours de ton existence. Je constate que tu es très réceptive à notre aimant interdimensionnel!
- Super! Mais si je me souviens bien, tu n’as pas eu gain de cause lors de notre dernière rencontre. Qu’est-ce qui te fait croire que tu m’auras cette fois-ci?
- Disons que ton dossier a été étudié avec attention. Il apparaît que nous avons désormais une nouvelle ouverture…
-Pfff, n’importe quoi! Non mais vraiment tu m’énerves! Tu veux pas me lâcher le grain?

La créature se renfrogne. Je la vois se courber sur elle-même. Je sens une colère savamment maîtrisée poindre sous la douceur de ses paroles. La chose ne se laisse pas impressionner par mon esprit fermé.

- Je disais donc qu’une nouvelle autorisation de changement de peau a été acceptée et que je suis là pour t’en avertir. It's all set. Tu as été déclarée apte à la transition, le processus est enclenché, tu ne peux plus reculer…
- Pfff, tu dis n’importe quoi pour me forcer à te croire! Ouais, je suis sûre que toi et ton Bureau de je sais pas trop quoi, vous ne pouvez rien faire sans mon accord! Si c’était le cas, tu n’aurais pas besoin de communiquer avec moi de la sorte…
- Ah! J’avais oublié cette perspicacité que tu possèdes. Disons que tu n’as ni tout à fait raison, ni tout à fait tort. Mais ne tiens-tu pas à en savoir davantage?
- À quel sujet?
- Tu fais la maligne, mais je suis capable de percevoir que cela te démange d'en savoir davantage. Allez, no mind games, tout est sous contrôle. Anyway, je ne suis pas certain que tu tiennes tant que cela à ta peau. Donc, comme la dernière fois, le Bureau te propose la peau de Vanessa.
- Vanessa?
- Ne fais pas l’idiote! Vanessa Paradis!!!
- Mais qu’est-ce que vous lui voulez à cette pauvre fille! Vous ne pouvez pas la laisser tranquille? Et moi avec! Elle n'a sûrement pas envie de changer de peau et sûrement pas avec la mienne! Tout ceci est ridicule et cruel!
- Tu sais, tu n’as absolument rien à craindre, c’est un procédé vieux comme le monde. Il s’opère sans aucune douleur. Il suffit d’accorder le sommeil des deux cerveaux et bang! C’est fait! Tu te réveilles chez elle, elle se réveille chez toi, tout va bien.
- Ouais, si elle t’entendait, pas certaine qu’elle serait convaincue non plus! Je ne suis pas dupe, je comprends bien ton petit jeu de tentations. Qui ne rêverait pas de se retrouver dans le lit de Johnny ?

Malgré l’engourdissement de mes membres et l’irrationnel de la situation, mon esprit est incroyablement lucide. Je reconnais le danger sans être en mesure de le cerner. Je pèse et soupèse chacune de mes pensées. L’homme fait d’écorce se détache du tronc qui le soutient; de ses jambes faites de branches, il fait un pas vers moi. Je fixe ses minuscules dents, si bien aiguisées, si luisantes. Il m’explique:

- Tu es désormais mère. La première fois, tu n’étais pas prête. Tu voulais un enfant. Tu ne voulais voler les siens et tu ne savais pas ce qu’être parent signifiait. Maintenant que tu as enfanté, tu es plus apte à la conversion. Après étude de ton cas, nous constatons que vous avez les mêmes vues sur les grandes lignes de la vie. Cela nous confirme que nous avons fait le bon choix. Il te sera facile de t’attacher à ses petits. Tu peux avoir totalement confiance en elle pour materner ta fille.
- Non, mais t’es complètement débile! Qui te dit que je désire laisser ma fille et mon mari? Et mieux encore, qui te dit que ses enfants ne découvriront pas vite la supercherie? C’est stupide ton idée. Je n’ai pas le même langage ni les mêmes manières qu'elle! Je ne connais pas ses expressions. Sans compter que nous n’avons certainement pas la même terminologie interne! Et puis, tu prends ses gamins pour des cruches! Sans parler de son homme! Comme s’ils n'allaient pas sentir la différence? Et le mien dans tout cela? Il n'a peut-être pas envie que je m’éclipse! Et tu as pensé à sa réaction à elle? Tu lui a demandé son avis???

Il fait un pas vers moi. Je puise dans ma colère pour lui lancer :

- En plus, tu te fous complètement de ma gueule! Vanessa ne va pas s'ajuster au lac en une semaine! C'est comme changer de planète! Et dans son sens, cela devient cauchemardesque!
- La question ne se pose pas. Tu es la seule à posséder le pouvoir de décision. C’est entre tes mains que tout se joue.
- Hein? Mais c’est de l’arnaque pure! Elle va se faire avoir! Je suis sûre qu’elle adore sa vie et qu’elle ne veut pas en changer pour venir se terrer dans mon bois!
- Tu dramatises. Ta vie n’est pas si pire, elle possède aussi certains atouts. Qui te dit que secrètement elle n’envie d'une vie simple comme la tienne? En plus, cela lui donnera l’occasion de goûter à de la chair fraîche, ça la changera de son vieux croûton.
- Pardon?
- Ton mari est jeune et fringuant, il a presque 20 ans de différence avec Johnny, pour une fois, elle pourra déguster de la bonne chair fraîche!
- Non mais, t’es complètement malade! Je veux bien considérer mon homme comme de la chair fraîche mais dire que Johnny Depp est un vieux croûton, c’est de l’abus!!! Pis cela ne fait aucun sens, tu te contredis sans arrêt. Si ma vie est correcte, pourquoi est-ce que je voudrais prendre la sienne?!? C’est franchement pas net ton deal!

Je le vois faire un autre pas vers moi. Je ne me laisse pas intimider, je continue :

- Encore que j’accepte, comment pourrais-je reproduire qui elle est sans la connaître? C’est pas en me glissant dans sa peau que je vais pouvoir être ce qu'elle est! Je ne suis ni chanteuse ni actrice! Il ne me semble pas que l'on ait les mêmes personnalités! Et surtout pas les mêmes expériences! Non vraiment, cela ne fait aucun sens! Je sais qu’il y a un piège dans ton histoire!
- Tu te poses trop de questions! Premièrement, vous êtes toutes les deux bilingues et vous parlez toutes deux français! Tu n’auras pas de mal à assimiler sa façon de parler une fois que tu auras pénétré sa mémoire et ses cordes vocales! Deuxièmement, tu ne soupçonnes pas à quel point vous avez de points en commun. Troisièmement, tu ne peux imaginer la capacité d’adaptation humaine, c’est phénoménal! Really powerfull! De plus, comme je te l’ai mentionné la première fois, tu peux tout à fait choisir l’option « court séjour »...

Je le sens s’adoucir. Il se déguise sous une nouvelle humeur pour essayer de mieux m’amadouer. Mais il cherche la petite bête sans en avoir l’air. Il me regarde gentiment. Il esquisse un sourire charmant. Il opine du chef et poursuit sur sa lancée :

- Imagine, te plonger dans son corps gracile. Pouvoir ensuite profiter de l’immensité de sa garde-robe! Voyager comme bon te semble, faire du shopping selon tes envies. Être financièrement libre...

Je sens qu'il m'aguiche. Des visions paradisiaques emportent mes pensées. Je fais de mon mieux pour ne pas les embrasser. Le paradis de Vanessa ne m'appartient pas. Je m'accroche à cette simple pensée tandis qu'il enfonce le clou:

- Vivre la vie faste des gens célèbres entre la Provence et la Californie. Aller froliquer sur une île déserte. Savourer la bohème chic de tes rêves. Ne me dis pas que ce n’est pas tentant! Et ne me dis pas qu’aimer son homme te serait difficile…

Tandis qu'il s'exprime en silence. Je le sens pénétrer mes pensées. Je vois pointer entre ses lèvres d'écorce ses minuscules dents, si nombreuses et étincelantes. Malgré la torpeur de mes membres, je garde une certaine vivacité d'esprit. Je chasse ces idées de paradis au petit goût de souffre. J'essaie d'oublier cette perche de bonheur qu'il me tend. je résiste :


- C’est sûr que sa vie est loin d’être affreuse! Mais aimer Johnny Depp avec mon coeur? Whoo, là t’en demande beaucoup l’extra-terrestre! Je n’ai pas un cœur d’artichaut! Pis je le connais pas, il est peut-être très con tu sauras!

Malgré moi l’image de Johnny me pénètre la cervelle. Je me languis subitement sur les images de ses films qui jouent dans mes idées. Je sens s’insinuer en moi le démon de l’envie.

- Okay, je te l’avoue, il a l’air incroyablement cool, super intéressant et physiquement délicieux. C’est certain que je pourrais me prendre au jeu! Mais on ne parle pas d’amour! Car même si j’explorais ma sexualité avec lui, encore que j’apprécie l’expérience, ce ne serait que du sexe. Sans parler de l'idée de faire l’amour avec les tout petits seins de Vanessa! Ouf! Bizarre! Enfin, il les aime bien, il doit sûrement savoir comment leur faire plaisir! Mais même si mon corps s'accorde avec lui, cela ne veut pas dire que mon cœur sera en phase avec le sien! Évidemment, je ne pense pas qu’il aurait besoin de me violer les premières fois, mais ensuite?
- Ensuite?
- Oui, ensuite! Lorsque l’attrait de l’aventure sera passé, lorsque je ressentirai son absence d’émotions envers moi. Lorsque j’aurai le manque de mon homme et ma fille dans le sang? Tu ne crois pas que les choses risquent d’être moins roses? Surtout si en plus les enfants soupçonnent quelque chose…
- Tu penses trop, tu compliques les choses! Et si je te dis que tu peux y aller que pour quelques jours! Tu n’as pas tant à t’en faire! That's easy! Je fais ce métier depuis des générations, je sais de quoi je parle. Il n’y a jamais eu de réclamations.
- Pfff! Tu mens, je le sens!

Il fait un autre pas vers moi. Il se dégage de ses lèvres entrouvertes une odeur mi agréable, mi fétide. Je m’étonne de la sentir. En plein hiver, normalement, l’on ne sent plus rien! Comment puis-je être capable de le sentir? Il s’approche. Son emprise sur mes pensées s’accentue. Je mets toute ma volonté à combattre ce magnétisme qui me perturbe l'esprit. Je le vois alors esquiver une ultime tentative de séduction.

Et, tout à coup, j’ai la tête pleine d’images merveilleuses qui défilent en une douce mélodie. Des images de bonheur intense, d’île paradisiaque, d’existences torrides. Un petit morceau de moi commence à flancher. Et si ce n’était vraiment que pour quelques jours? Il m’est de plus en plus difficile d’avoir les idées claires, de résister à sa tentation.

Pour garder toutes mes forces, je me concentre sur ce que j’aime dans ma vie. Je m’accroche à mes petits bonheurs. Je pense à mon homme qui me chérit, à ce petit bout de fille qui nous ensoleille la vie. J’évite de penser à mes insatisfactions. Je me polis la raison. Je commence à comprendre que tout repose sur un seul choix.
Et si en fait, cette créature n’était rien d'autre que le symbole d’un choix? L’acte de choisir est puissant. L’on en sous-estime l'importance. Après tout, le pouvoir de choisir n'est-il pas l'un des grands pouvoirs que possède notre humanité?

Il est vrai que les choix sont toujours abstraits. Pourtant ceux-ci peuvent entraîner de lourdes conséquences tout à fait concrètes! Ne pas faire le bon choix est dangereux. Et si tout le danger de cette créature se cachait là? Sa proposition est alléchante, mais n’est-ce pas justement trop alléchant pour être réellement bon? Je reprends le contrôle de mes émotions. Je réplique avec calme et fermeté:

- Encore une fois, je me vois dans l’obligation de refuser ta proposition. Je dirais même qu’il y a erreur de jugement sur la personne. Ton Bureau n’est pas des plus compétents, vous devriez en revoir la gestion! Ne savez-vous point que le but ultime de ma vie est de me sentir bien dans ma propre peau! Pas de changer de peau! Même si j'envie le paradis de Vanessa, cela n'est pas le mien! Je travaille à ma propre réussite intérieure. J’aime ma bohème boisée. Elle n’est peut-être pas chic mais elle est sereine! Les obstacles sont nombreux. Mais je suis tenace. Je surmonte les épreuves et je continue d'avancer sur ce chemin qui est le mien. J’ai la chance d’avoir un homme extraordinaire pour m'apprécier telle que je suis, pour m’aimer même lorsque je me déteste, pour me soutenir lorsque je faiblis, pour m’offrir une jolie famille. Tout le monde ne peut pas en dire autant. J’en suis bien consciente! Et je ne cracherais certainement pas sur ce que je possède déjà pour les beaux yeux de Vanessa! Sans compter que j’ai mis au monde un petit rayon de soleil qui illumine les ombres de mon cœur. Et toi, tu voudrais que je lâche tout cela pour quelques envies aussi superficielles que futiles? Non, tu m’énerves, allez, zou, disparais de ma vue et laisse moi tranquille!!!

J’envoie en sa direction une gigantesque vibration. J'y condense toute ma volonté. La créature vacille, elle recule de deux pas. Elle essaie d’ouvrir une dernière fois la bouche avant de s’évaporer en une épaisse fumée sombre. Pouf, elle n'est plus!

Je suis de nouveau seule. J’entends piailler quelques oiseaux dans les branches au dessus de ma tête. Je sors de mon étrange torpeur pour réaliser que je suis complètement gelée. Je ne sens plus mes doigts. L’air glacé me fouette le visage. J’ai de la neige jusqu’aux cuisses. Je frissonne de tout mon corps. Je reprends possession de ma chair. Je fais un pas puis deux, puis trois. Je me dépêche de retourner sur ce sentier d’où je m’étais égarée. Puis je prends mes jambes à mon cou et je file chez moi à la vitesse de l'éclair…

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