dimanche, janvier 16, 2005

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Je re-revisite cette histoire déjà gribouillée une autre fois pour la polir, la remanier et la maîtriser toujours un peu plus, en espérant faire un peu mieux à chaque fois, en espérant que 2005 donnera des ailes à cet ogre qui s’attache à mes jours…

Goom (épisode I)

Au fond d’une forêt dense, aussi sauvage qu’ignorée des hommes, vivait un ogre noble. Goom était une étrange créature massive, aux oreilles pointues et avec des pieds aussi longs que trois péniches alignées. Gentil et différent, il était ce que les autres ne sont pas. Au cœur de la forêt de ses ancêtres, les arbres majestueux devenaient des villages animés. Leurs troncs, aussi gigantesques que des gratte-ciel naturel, servaient de maisons pour la plupart des familles du royaume d’Ogronum.

Un seul arbre pouvait abriter jusqu'à trois familles à la fois. L’on creusait des étages dans l’écorce solide. Toutes sortes d’étranges escaliers s’agrippaient aux branches pour disparaître dans le feuillage touffu. Le jour, l’on entendait partout le brouhaha du quotidien des Ogres, quelques hurlements d’enfants jaillissaient parfois dans l’indifférence générale et les routines de leurs existences se répercutaient jusque dans la nuit noire, illuminée par des centaines de lanternes à la fois et le chant des Ogresses en rut.

Sur les rives du cours d’eau qui bordait sa cabane, Goom se souvenait parfois avec douceur de ce temps lointain où il vivait encore avec les siens. Cette période révolue était le seul souvenir qu’il connaissant en son cœur de bougre. Désormais, bien caché à la frontière de la contrée des gnomes maudits, sa maison posée au bord de la rivière damnée, il habitait là où aucun ogre n’osait s’aventurer…

Depuis quelques siècles déjà il vivait une existence de reclus, il existait principalement grâce à ses souvenirs chéris. Il subsistait avec peine, ne sachant quoi attendre de sa vie, il vivait sans y réfléchir. Lorsqu’il contemplait son reflet sur la surface de l’eau, il ne reconnaissait pas cet Ogre sans gras qui lui faisait face. Il se laissait flotter au gré des jours améliorant son domaine de mille petites choses souvent inutiles. Il chassait peu, se nourrissant seulement quelques fois par semaine et passait le reste de son temps à rêver ou bricoler. Il n’avait pas d’amis, pas de voisins, les quelques rares créatures des environs l’évitaient. Il ne cherchait pas d’autres contacts que le sien. Souvent lorsque la lune devenait mauve et qu’il entendait chanter les grenouilles venimeuses, il se repassait en boucle ces instants incompréhensibles qui, malgré lui, déterminèrent le cours de son existence solitaire.

Tout s’était déclaré si vite, en quelques lunes seulement sa vie avait été bouleversée, ruinée, déchirée par cette soudaine sensation qu’il ne comprenait guère. Pourquoi lui? Pourquoi sa vie? Comment avait-il pu mériter un tel sort?

Il se rappelait très bien de ce matin où il se réveilla pour ne plus jamais être le même. C’était le lendemain d’un énorme banquet qui avait fait vibrer la forêt durant toute la nuit. Il se souvenait encore très bien de sa dernière bouchée. Ayant bu plus que de raison, imbibé de liqueur d’abeille sirupeuse et d’humeur mal léchée, il avait erré jusqu’aux baraquements des garde-manger et sans s’en rendre compte, il avait croqué en trois coups de dents cette petite Kaelle qu’il connaissait si bien. Sur le coup, il avait simplement cédé à cette impulsion commune à la plupart des ogres du royaume. Ce puissant besoin de manger qui retourne l’estomac en un instant, bloque la réflexion, et pousse à des actes aussi impulsifs que gratuits. Cependant cette petite Kaelle, pas très belle, lui avait laissé un drôle de goût aigre sur le palais. Un goût amer, désagréable, définitif. Un goût qui lui avait envahi toute la bouche comme une étrange maladie. Après avoir jeté les restes de la petite dans la fosse à poubelles, il était retourné se coucher sans se douter de ce qui l’attendrait le lendemain.

Avec le temps passé, il avait réalisé que c’était certainement ce soir là qu’il avait perdu le goût de la chair humaine. Pire encore, c’est certainement à partir de ce soir là que celle-ci avait commencé à le dégoûter profondément. C’était à partir de ce soir là qu’il avait commencé à se transformer…

Le matin qui suivit, il se leva plus tard qu’à son habitude, il ne se sentait guère en forme sans trop en comprendre la cause. Son crâne nu était ultra sensible aux moindres courants d’air et une subtile fièvre ralentissait chacun de ses gestes. Il décida de passer outre ces sensations désagréables et prit le chemin des cuisines pour surveiller le bon travail de ses apprentis. Il avait toujours eu à cœur les responsabilités de son travail et s’en acquittait chaque jour que Talka lui donnait. Renommé pour ses plats aux saveurs délicates dans toute la contrée, sa gastronomie était réputée pour être la plus fine du royaume. C’était là sa plus grande fierté.

En passant devant les baraquements du garde-manger, l’odeur des enfants frais et en santé lui donnèrent la nausée. Il essaya de ne pas y penser. La mine bleuâtre, il rencontra son frère Tsum sur le pas de l’énorme salle à manger, celui-ci s’informa de sa forme, il ne lui répondit que par un grognement inaudible avant de s’engager dans le passage obscur qui serpentait jusqu'à la salle des épices. Il s’assit sur une caisse bourrée de sauge séchée. Il huma tendrement les différents sacs à portée de sa main. Il finit par s’endormir la tête posée sur une épaisse gerbe de lavande fraîche.

Pratiquement tous les Ogres et Ogresses de la région étaient partis pour l’autre dimension. Ils étaient partis surtout pour chasser des bambins au sang jeune. Des têtes blondes, brunes, rousses, tout était bon à cuisiner. Ils ramenaient aussi avec eux quelques adultes mâles pour la reproduction. Plusieurs femelles étaient attrapées pour renouveler les élevages. Celles-ci étant réputées pour leur chair savoureuse et juteuse, elles étaient abondamment cuisinées durant la grande fête annuelle qui devait se dérouler sur plusieurs lunes. Il était donc nécessaire pour les Ogres du village de ramener chaque jour de la chair fraîche afin de renouveler les réserves durement entamées.

Pour ce faire, il fallait marcher longtemps avant d’arriver au sommet de la montagne sacrée d’où se tenait l’immense portail de glace qui menait directement au monde des hommes. Ce lieu magique était connu des Ogres depuis la nuit des temps. C’était l’unique moyen pour pénétrer l’univers des humains, l’unique lien vers cette autre réalité. La coutume voulait que l’on passe toujours son seuil à quatre pattes. Il fallait s’incliner pour prouver son respect à la déité Talka sculptée même cette glace bénie des Dieux.

Goom, lui, n’avait jamais aimé chasser. Il n’était jamais parti en expédition dans l’autre monde. Depuis son plus jeune âge, il avait développé un goût prononcé pour la cuisine et ses subtilités. Il avait été enrôlé très tôt au service du vieux Grout, l’un des meilleurs cuisiniers du royaume. Il avait naturellement pris sa place à la mort de celui-ci qui s’était éteint dans son sommeil à l’age de deux mille ans. Normalement Goom vivait ces périodes fastes dans une sorte de transe joyeuse. Ce jour là, pourtant, il ne se sentait vraiment pas à son aise. Il émergea de son somme en début d’après-midi, se sentant encore plus mal, il donna les instructions nécessaires à ses apprentis et décida de retourner se coucher jusqu’au retour des habitants du village.

Au soir tombé, Goom finit par sortir de sa chambre pour rejoindre sa famille sur la place centrale où se tenait un autre banquet gigantesque. L’odeur des dizaines de corps en pleine cuisson dans l’énorme marmite commune, la vue des gigots marinés sur le feu lui devint vite insoutenable. Sans être capable de se retenir, il commença à vomir, à pleurer, à frissonner. Tous les Ogres du village le regardaient, bouche bée, ne sachant que faire devant une telle situation. Les énormes pieds de Goom semblaient danser et martelaient le sol en une cadence effrayée. Il suffoquait de tout son être et personne n’osait l’aider. Il se releva un instant, péniblement il arriva à se tenir debout, mais en un incroyable hoquet qui fit frémir toutes les feuilles et les plantes du village, il s’effondra sur un plateau d’enfants prêts pour le four qu’il broya, dans sa chute inconsciente, en une énorme purée...

Ses frères le portèrent jusqu’à la cabane éloignée qu’ils possédaient prés de la rivière damnée et retournèrent festoyer. Les Ogres, débordés, devaient travailler toute la journée pour remplir les quartiers du garde-manger. Dotés d’une mémoire incroyablement courte, guidés essentiellement par leur instinct, ils oublièrent vite l’esclandre nocturne de Goom.. Son frère aîné, lui aussi très doué, repris son service aux cuisines. L’on parla d’une étrange maladie qui avait forcé Goom à se retirer et la fête continua. Les plats furent à peine moins bons. Tsum connaissaient par cœur toutes les recettes de son frère au grand soulagement de ses plus proches parents, très inquiets de voir diminuer le respect de leur lignée pour les générations. Personne ne mentionna l’absence de Goom avant la fin de l’automne.

Durant cette première période d’isolation, le temps s’écoula très lentement pour Goom, peu habitué à une si grande solitude. Ce malaise qui ne le quittait plus l’empêchait de retourner parmi les siens. Au début ses frères lui amenaient encore ces petits plats qu’ils savaient être ses préférés. Mais dés que Goom sentait la nourriture offerte, il se convulsait en d’horribles spasmes et semblait incapable de fonctionner normalement. Il comprenait peu à peu qu’il avait désormais une réaction à la chair humaine. Il ne comprenait pas ces nouvelles sensations qui l’envahissaient ni ces impressions bizarres qui les accompagnaient. Alors que les Ogres du village vaquaient à leurs occupations sans plus penser au triste sort de Goom, l’ogre en détresse n’arrêtait de penser à eux. Sans s’en rendre compte, il commettait là un acte irréversible, il développait sa mémoire et d’Histoire d’ogres, cela n’était jamais arrivé! Il réfléchissait intensément et cela aussi était un fait étrange pour sa race de joyeuses brutes.

Il commençait à comprendre qu’il ne supportait plus ni la vue, ni l’odeur, ni le goût de la chair humaine. Étant donné que celle-ci était l’aliment de prédilection du royaume, il apercevait la source de ce problème qui assaillaient chacune de ses pensées sans arriver à en faire du sens. Son petit cerveau d’ogre énorme, qui n’avait jamais pensé à autre chose dans sa vie qu'aux nuances infinies de la gastronomie, se tordait d’anxiété. Abruti par sa souffrance sans nom, il restait prostré au fond de sa cabane durant des lunes et des lunes, aussi perdu qu’il était dans le fil de ses réflexions douloureuses.

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